(Billet d’humeur. Véronique Anger – Avril 2008) Aujourd’hui, la génération au pouvoir dans les pays libres et riches est toujours celle des « baby boomers ». Les fameux bébés nés dans les années 1940 et 1950 dans l’euphorie de l’après-guerre. La génération qui « a fait » la révolution de Mai 68. Celle qui a tout connu : le rock & roll, la drogue, l’alcool, la libération sexuelle, la vitesse et le plein emploi… Rattrapés par le système… Ces petits veinards ont réussi à exprimer leur crise d’adolescence et à faire entendre leur révolte au plus haut sommet de l’Etat. La larme à l’œil, tout le monde d’ailleurs s’accorde à le reconnaître : c’était une époque formidable, une vraie « chienlit » comme la nommait de Gaulle. Mai 1968 s’est passé dans la bonne humeur, du moins en France qui, contrairement à son frère ennemi américain, ne connaîtra pas les affres du Vietnam. Ceux de ma génération, trop jeunes pour avoir connu ce joyeux foutoir, ressentent eux aussi un brin de nostalgie à l’évocation de ce joli mois de mai… Dans un « point de vue » publié par Le Monde, le psychanalyste slovène Slavoj Zizek décrit des émeutiers animés par une « perspective utopiste positive ». Un élan « positif » jamais égalé depuis il est vrai. En Europe, et en particulier en France, les classes dirigeantes politiques, médiatiques et intellectuelles sont issues de la « révolution » de 1968. Des meneurs âgés d’à peine vingt ans, l’élite de la jeunesse française, des contestataires devenus les cadres dirigeants du pays. «Rentrez chez vous, demain vous serez tous notaires!» lançait Marcel Jouhandeau aux fils à papa de 68. Il avait raison… Qui eut cru que cette jeunesse révoltée produirait ce monde conformiste et ultra conservateur ? Ces révoltés d’hier devenus de sémillants « soixantenaires » forts en rhétorique sont parvenus à s’octroyer en quelques semaines ce qu’aucune génération de jeunes avant eux n’avait pu obtenir : peser lourdement sur la vie politique tout en bouleversant durablement les mœurs. Avoir rejeté les grandes figures d’autorité (l’éducation nationale et la religion liberticides ; les parents, l’Etat, l’armée et la police oppresseurs ; les patrons et le capitalisme exploiteurs) n’aura pas suffi à étancher leur appétit de liberté. A l’âge adulte (dans les années 1980 donc) ils ont pris le pouvoir et ne l’ont plus lâché. Les soixante-huitards qui se voulaient « la » génération de la liberté brisant les chaînes du capitalisme et « interdisant les interdits » sont devenus des notables... Après avoir milité pour tous les excès (drogue, sexe, vitesse, trotskisme-maoïsme, anarchie,…) élevé des chèvres dans le Larzac ou milité contre la guerre du Vietnam, les baby-boomers se sont finalement fait rattraper par le système. J’ai nommé le capitalisme. Luttant pour la victoire finale du socialisme et des lendemains qui chantent, alors que leur pouvoir flirte avec le libéralisme triomphant depuis qu’ils sont aux commandes, ils n’ont eu de cesse d’imposer leur morale culpabilisante. Pardonnez-nous car nous avons péché… Et oui, à mesure qu’ils rejoignent la tranche d’âge des « séniors », les ex-soixante-huitards culpabilisent. Ils ont trop profité de la vie pendant toutes ces années et se disent que, fatalement, il leur faudra payer pour toute cette belle insouciance, racheter leur âme en quelque sorte. Pardonnez-nous car nous avons péché… Eduqués dans la philosophie judéo-chrétienne et la dialectique marxiste, ils n’ont pas réussi à chasser totalement le sentiment de culpabilité. Une partie de cette jeunesse, non contente d’avoir bouté hors de sa vie la religion de ses parents, s’en est inventée une nouvelle, l’« écolomania ». Une religion, en apparence soucieuse des autres et de la planète qui a séduit les générations suivantes -ou plutôt suiveuses- je veux parler des soixante-huitards en herbe, des « bobos », de ceux qui, trop jeunes pour avoir connu Mai 68, rêvent eux aussi d’un « monde meilleur » et partagent avec leurs aînés la culture du « bon sentiment »... dans un égoïsme de bon aloi. On n’apprend pas au vieux singe… Ainsi, après avoir réussi l’exploit d’écarter leurs aînés de la sphère de décision, les baby-boomers ont fait plus fort encore : empêcher leur progéniture de s’émanciper. Ils ont convaincu leurs enfants et petits-enfants que les valeurs et le schéma de pensée de 68 étaient les meilleurs du monde. Les ex-révoltés de 68 se sont révélé des parents et des grands-parents « trop cools », mais comme on n’apprend pas au vieux singe à faire des grimaces, nos vieux singes se sont donc offert le luxe de canaliser la crise d’adolescence de leurs jeunes. Si, jusqu’à la fin des années 1980, il était plutôt mal vu pour un ado de partager les mêmes goûts musicaux ou littéraires que ses « vieux », de se rendre avec papa et maman à un concert de hard-rock, d’aller faire les boutiques avec super-mamie, de voter comme son père, de demander une autorisation pour descendre manifester dans la rue ou de « faire tourner » un joint en famille… aujourd’hui, la situation se serait presque inversée. Mais je parle d’un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître. Eux qui, main dans la main avec leurs géniteurs, sont allés battre le pavé contre les suppressions de postes dans l’enseignement ou pour le retrait du CPE. Dans les années 1980, les adultes en général -et nos parents en particulier (j’espère qu’ils ne m’en voudront pas… le temps a passé)- nous semblaient de vieux croûtons qui partageaient rarement nos convictions, ne comprenaient rien à ce que nous étions, qu’il fallait donc fuir à tout prix. Plus ils craignaient nos fréquentations, détestaient ce que nous faisions, écoutions, respirions, lisions, portions sur nous, mangions, pensions, plus nous étions satisfaits. Mauvais esprits me direz-vous ? Sans aucun doute, mais cet esprit de contradiction était formateur et libérateur et surtout typique de l’adolescent en construction. Retour au dogme religieux Et puis les baby-boomers ont fait des enfants… et ils ont considéré comme une réussite d’avoir annihilé chez leur progéniture toute velléité de révolte en parvenant à imposer en douceur leur vision de la vie. Est-ce une réussite d’avoir rendu leurs jeunes dépendants affectivement, intellectuellement et financièrement ? Est-ce une fin en soi de vivre à la charge de ses parents quand on a dépassé les vingt-cinq ou trente ans faute de pouvoir s’assumer économiquement ? Est-ce si glorieux d’avoir réussi à leur faire croire qu’ils étaient notre premier souci alors que la plupart des adultes refusent de sacrifier un peu de leurs « acquis » pour leur assurer un emploi décent et une vie indépendante ? Faut-il vraiment se réjouir d’avoir conçu des générations d’angoissés face à l'avenir, de jeunes gens effrayés par le spectre du chômage et de l’insécurité et d’avoir ajouté, au passage du nouveau millénaire, une peur de plus : le réchauffement climatique ? A mon sens, cette éducation pseudo permissive me semble avoir surtout produit des effets pervers en contribuant davantage à déconstruire la personnalité plutôt qu’à l’élever. Le lacanien Slavoj Zizek exprime parfaitement mon sentiment lorsqu’il parle de « maître postmoderne « permissif » dont la domination est d'autant plus forte qu'elle est moins visible. ». Elever un enfant –au sens littéral- cela signifie : le tirer vers le haut, l’aider à prendre son envol et à gagner sa liberté. Au lieu de cela, les baby-boomers -et les générations suivantes qui ont reproduit le même modèle- ont réussi à inhiber leurs jeunes au lieu de les libérer. Et, finalement en mal de spiritualité, les anciens révoltés de Mai 68 ont substitué leur propre religion à celle de leurs parents. Le retour au dogmatisme religieux n’a fait qu’accentuer le phénomène de repli sur soi des jeunes. Les « générations futures » se rebiffent… Un jour ou l’autre, « nos » petits et arrière-petits-enfants (je pense aux enfants des enfants âgés d’une quinzaine d’années en 2008) demanderont des comptes. Eux à qui, sous prétexte de les protéger, les anciens chantres du « Il est interdit d’interdire ! » auront tout proscrit. Ce jour-là, les fameuses « ex-générations futures » se rebelleront contre une éducation fondée sur la culpabilité permanente et, comble du comble, les interdits. Elevés dans le « faites pas ci, faites pas ça… », dans la peur du châtiment divin (la colère des dieux se traduisant par l’explosion de la Planète et la disparition de l’Humanité) un jour ou l’autre, l’une de ces « générations futures » se révoltera et refusera l’endoctrinement et le prêt-à-penser de ses parents. Si la révolte ne survient pas plus tôt, peut-être que la perspective du centenaire de Mai 68 aura un effet déclencheur ? Si tant est que quelqu’un se souvienne encore de cet événement en 2068, puisque ceux par qui le scandale est arrivé ne seront plus de ce monde… Les « générations sacrifiées » (celles qui aujourd’hui n’ont pas le droit de développer leur sens critique ni de s’opposer au discours dominant imposé par des parents « si cool ») feront à nouveau les frais des erreurs de l’éducation qu’elles ont reçue, puis reproduite sur leurs propres enfants. C’est un scénario un peu osé, mais tout à fait plausible. En cas de révolte, c’est à ces générations sacrifiées que s’en prendront les jeunes qui fêteront leur 20 ans en 2068. Ce sont elles qui seront accusées d’avoir perpétré des mythes catastrophistes. C’est très injuste, mais l’effet positif –du moins peut-on l’espérer- est, qu’à l’image de celle de Mai 68, une jeunesse en quête de vérité n’acceptera plus comme argent comptant les modèles imposés par ses aînés. Elle redécouvrira peut-être son instinct rebelle en même temps qu’une certaine sérénité. C’est ce que l’avenir nous dira. Si l’Humanité n’a pas disparu d’ici là… |