Par Véronique Anger-de Friberg. Billet d’humeur du 9 décembre 2008)
J’ai refermé « Ocean’s songs », un livre nommé désir, car je l’ai commandé directement en France et il a mis un mois à parvenir jusqu’à moi, de l’autre côté de l’Atlantique, ce qui n’a fait qu’attiser mon envie de le découvrir. Je n’avais jamais lu Olivier de Kersauson, alors voici mes impressions, pour ceux que cela intéresse...
Tout d’abord, j’ai aimé ce livre, son style, ses anecdotes croustillantes, ses belles tournures d’auteur, son ambiance noir et blanc, parfois sépia. C’est un regard d’un autre Temps sur un monde qui n’existe plus. Chez Ruquier qui recevait Olivier de Kersauson (vidéo en fin d’article), Eric Naulleau avait qualifié le livre de « nostalgique » et l’auteur n’avait pas semblé très heureux de ce qualificatif... Je crois en fait que ce livre n’est pas nostalgique, mais "mélancolique". Il y a une très légère nuance car il me semble que la mélancolie, c’est de la nostalgie sans les pleurnicheries…
En homme indépendant d’esprit, Kersauson raconte quelques facettes de son parcours, comment il essaie d’éviter les pièges. Il se méfie comme de la peste du prêt-à-penser, des modes, de l’instinct grégaire et des conventions sociales. J’aime cela chez lui. Ce côté grand Seigneur aussi, qui pourrait passer pour de la rudesse ou de l’indifférence, mais qui n’est en fait qu’une forme de détachement. Un détachement matériel et, sans doute aussi, un peu affectif. Une manière de se préserver probablement.
On comprend, dès les premières pages, que son enfance est traumatisée par les récits et le souvenir des guerres, du sang versé par les jeunes hommes de sa famille, véritable malédiction ou sacrifice rituel qui frappe chaque génération. La menace (terreur de ses jeunes années) de voir l’Histoire se répéter et le priver d’avenir. Une obsession de jeunesse qui déclenche cette « nécessité » de s’évader. Un besoin d’évasion qui ne le quittera jamais. C’est un homme guidé par le désir farouche de courir le monde, mais aussi de le « penser ».
Au fil des pages, Kersauson se révèle un anarchiste moraliste…
Il a des convictions fortes, respecte des valeurs partagées avec des hommes qui lui ressemblent. Il aime l’amitié virile. A ce propos, les femmes sont les grandes absentes de son livre même s’il s’efforce, comme pour rétablir un équilibre incertain de glisser ici ou là un petit hommage discret. On a l’impression qu’il ne comprend plus ses concitoyens, depuis longtemps déjà. Ni leur « conduite d’exclusion » (il a de très jolis mots sur les différences de peau ou sociales), ni leur peur de tout, ni leur boulimie de voyage (ou plutôt leur manie de « se déplacer » en touristes, cette espèce nuisible : « ce péril en short et chemisette jamais content » écrit-il). Il revendique au contraire le droit au risque, indissociable de la liberté elle-même indissociable de la responsabilité et, par conséquent, des devoirs. Il pose un regard lucide et désabusé sur les années 60, ce à quoi la génération « psychédélique » ne nous a pas tellement habitués. Il est toujours à contre-courant si je peux me permettre ce jeu de mots un peu facile Hors du temps et hors des modes.
Ses « portraits de mer » sont un hommage vibrant au « royaume du vent » et des océans. Les lignes qu’il consacre à la Mer d’Iroise sont particulièrement émouvantes. Je me suis demandée pourquoi ce titre d’« Ocean’s songs » et j’en suis arrivée à la conclusion que ce devait être un hommage au cargo suédois, « L’Atlantic Song » qui les a, par une nuit de tempête déchaînée, sortis lui et son équipage d’un bien mauvais pas. Je pense que « Fortune de Mer » aurait mieux convenu tant sa vie s’est révélée riche en découvertes inattendues et en rencontres avec des êtres fantasques tels que le photographe Bonnay ou les « Vieux cons du Pacifique ». Des personnages savoureux, des personnages « Fitzgeraldiens » pour reprendre son expression. Et puis, le portrait qu’il dresse des Anglais est tellement croustillant, tellement… juste ? « Ils ne doutent jamais de leur légitimité » (p : 188). Les Irlandais, Ecossais et Canadiens français ont dû apprécier. «Le monde bouge ? Pas eux ». Tout est dit…
Chez Kersauson, la mer et l’évasion sont une addiction. Je me demande quelle aurait été sa vie s’il n’y avait eu cette rencontre déterminante avec la navigation en mer ? On n’est pas loin des paradis artificiels quand il décrit l’extase que lui procure cette vie de nomade : « Je ne cherche pas des souvenirs, je cherche des émerveillements(…) Je n’ai pas de but sauf que tous les instants m’émerveillent : les odeurs de la goélette, les passagers polynésiens, dormir à même le pont. Cette vie me rentre dedans. Je suis sidéré par cette beauté. » (p : 125). Il y a quelque chose d’incontrôlable dans son besoin vital de partir sans se retourner, de vivre sa solitude au milieu des océans. Il me fait l’effet d’un être sous dépendance, mais sa dépendance à lui révèle le meilleur de lui-même plutôt que ses démons.
Pour résumer la pensée de Kersauson en une seule phrase, son « Ocean’s songs » est « une manière de chanter les beautés de ce monde que j’ai aimé » (p :199). Et, visiblement, ce n’est pas le monde qui tourne autour de Kersauson, mais Kersauson qui tourne autour du monde… (p : 239). Sa Révolution à lui est celle du plaisir et du voyage, de l’évasion et de la découverte au sens le plus noble de ces termes.
Ce livre est une ode à la mer, au vent, à la liberté, au besoin de prendre des risques (qu’il traîne ses guêtres dans les bars de Cape Town, Valparaiso, Santiago, Salvador de Baya ou New York… toute peur est absente des sentiments de l’auteur. Cela fait du bien dans nos sociétés modernes de « mise en scène de la peur » pour citer Michel Serres) et, par-dessus tout, à la beauté d’un monde qui semble se rétrécir avec la mondialisation. L’hommage d’un esthète, d’un philosophe aussi, au monde des marins et à l’amitié virile ; une déclaration d’amour à la Polynésie et à ses belles « rencontres polynésiennes ». Sans oublier Tabarly, « le Maître ».
Un petit bémol toutefois (il en faut toujours un !) : si l’éditeur s’était montré un peu moins paresseux (et c’est, à mon sens, un défaut trop répandu chez les grands éditeurs qui, misant sur une « valeur sûre », ne se donnent pas toujours la peine de retravailler suffisamment les bouquins) « Ocean’s songs » qui est un « bon » livre aurait pu être un « grand » livre (mais l’excellence à quoi bon, me direz-vous, dans ce contexte de l’édition-rentabilité où le livre est trop souvent devenu un produit comme les autres ?). Le livre aurait pu démarrer par le chapitre « Le Voyage » car le début est un peu laborieux à mon gôut. On a l’impression que l’auteur se livre à contre cœur ; le texte semble « délié ». Peut-être eut-il été préférable d’égrener les détails sur l’enfance ou les états d’âme de Kersauson au fil des chapitres plutôt que de condenser ce qui l’a marqué enfant en ouverture du livre ? Heureusement, le texte monte peu à peu en puissance et plus on avance dans la lecture, plus on se régale. Et le résultat est tout de même de la belle ouvrage…
Ocean’s Songs. Olivier de Kersauson. Editions Le Cherche Midi (octobre 2008).