vendredi 11 juin 2010

Postface de "L'urgence de la Métamorphose" par Edgar Morin


"L'urgence de la Métamorphose" un livre de Jacques Robin (avec Laurence Baranski. Editions Des idées & des Hommes, 2007). Voici ce qu'écrivait E
dgar Morin dans l
a postface :

« Quelle jeunesse chez Jacques Robin, quelle capacité d’enthousiasme adolescente toujours présente. Quelle ouverture sur autrui, sur le monde... C’est cela qui le destinait à devenir l’un des apprentis-mondiologues dont notre planète a tellement besoin. Entendons nous la mondiologie ne saurait être conçue comme une nouvelle discipline, puisqu’elle s’efforcerait de puiser ses éléments dans les connaissances acquises par les disciplines afin de les confronter et de les lier. Elle ne saurait être conçue comme une science assurée puisqu’elle est confrontée à tous nos trous noirs de connaissances à toutes nos incertitudes sur le présent et sur le futur. La mondiologie est une aspiration, mais aspiration pleinement justifiée parce que ce dont souffre le monde est une carence effroyable de connaissances sur son propre devenir. Carence non tant quantitative, car le nombre de connaissances les plus diverses s’accumulent. Carence qualitative, carence en pensée. Ces connaissances ne sont pas articulées les une aux autres. Et elles ne peuvent l’être dans le système de pensée qui nous a été enseigné et nous a formé, qui précisément fonde la connaissance sur la séparation, pis la disjonction entre les disciplines, entre les objets isolés les uns des autres, entre les êtres et leur environnement, entre l’individuel et le social, entre le sujet et l’objet de la connaissance. Notre intelligence produit ainsi de l’inintelligibilité. Notre système de connaissance produit notre aveuglement au moment même où le péril vital c’est-à-dire mortel que court l’humanité exige une conscience et un engagement.

Comme bien d’autres esprits, dans la tradition humaniste universaliste devenue naturellement planétaire, Jacques Robin a pour souci le destin de l’humanité. Mais de plus l’extrême ouverture de son esprit et de son cœur l’a poussé à essayer de concevoir et de penser ce destin devenu aléatoire et menacé. Mission impossible quand on est conscient de la complexité du problème. Mission nécessaire quand on est conscient de son importance vitale .
Il faut considérer ce livre de bonne volonté comme le furent à l’aube des temps modernes les cartographies de la Terre comportant sans doute lacunes, fausses proportions, mais qui ouvraient la voie à la connaissance géographique de la planète et favorisaient la navigation. C’est l’un des livres pionniers pour la reconnaissance de notre Terre-Patrie dans sa réalité à la fois physique biologique et humaine. Il nous montre que tant de domaines qui semblent indépendants les uns des autres sont étroitement liés... Il est heureux que pour ce voyage de reconnaissance Jacques ait trouvé la collaboration d’une personne aussi sensible et aussi motivée que Laurence Baranski qui de plus, j’y reviendrai, a apporté sa passion propre.

Il y a une autre originalité dans ce livre. Il n’est pas, dirais-je, terre-à-terre. En son début et en sa fin, un formidable travelling arrière resitue dans l’aventure cosmique la petite planète d’un système solaire périphérique et la conclusion nous appelle à « la joie de la pensée cosmique, et l’approche de la sensation de l’infini ».Oui, il est vrai chaque être humain porte en lui dans sa minuscule singularité toute l’aventure cosmique puisque ses particules sont nées dans les premiers moments de l’univers, que ses atomes de carbone se sont constitués dans la forge d’un soleil antérieur au nôtre, que ses molécules se sont assemblées en macromolécules dans l’enfance de notre planète et, dans les convulsions de cette enfance, se sont réunies et ont formé les entités auto-éco-organisatrices qui furent les premiers vivants. Et il est vrai que nous portons en nous toute l’histoire de la vie depuis ses débuts unicellulaires jusqu’à l’émergence d’homo dit sapiens en passant par l’organisation poly cellulaire, le règne animal, la formation des vertébrés, l’apparition des mammifères... Il y a donc dans ce livre l’idée clé de la relation anthropo-bio-cosmique, totalement invisible à la connaissance qui ne sait que séparer.

Je suis tout à fait sensible à l’incitation à nous mettre en harmonie avec le monde vivant et aussi le cosmos lui-même. Bien qu’à demi détachés nous en faisons partie. Mais je me distancierai un peu de Jaques et de Laurence, en ajoutant, à la façon d’Héraclite ( ’ liez ce qui concorde et ce qui discorde ») que cette relation est aussi tragique. Non seulement parce que nous vivons notre propre tragédie humaine dans une nature à la fois mère et marâtre, et dans un cosmos démesuré, tout feu tout flemmes dans ses étoiles et tout silence et nuit entre celles-ci, mais parce que l’univers est lui-même tragique. Né dans une folle éruption thermique, il vit de sa mort et meurt de sa vie et son aventure tend, non pas vers le point Omega dont rêvait le bon Teilhard de Chardin, mais peut être vers l’évanouissement général.
Certes nous participons à la lutte incertaine de l’univers contre sa mort, mais par là même nous vivons aussi sa tragédie dans notre tragédie.

Toutefois la tragédification de l’espérance ne l’annule pas ( je pense ici à l’admirable tragédie romantique d’Imre Mardach). Et je suis en plein accord avec Jacques et Laurence, l’espérance ne peut être que l’espérance d’une métamorphose. Non plus d’une révolution, le mot est à la fois trop faible intellectuellement et trop brutal matériellement, mais de ce qui à la fois conserve l’identité et la transformant : la métamorphose. La métamorphose unit l’idée de conservation et celle de révolution. Effectivement il faut une révolution pour conserver (sauver) l’humanité, mais ce serait une révolution qui se révolutionnerait elle-même...

Elle suppose une véritable révolution de pensée, c’est-à-dire l’affirmation d’une pensée qui sache lier le détail au total, le local au global, le simple au complexe. Une telle révolution de pensée nécessiterait une reforme radicale de l’enseignement et l’on voit mal comment une telle reforme pourrait s’effectuer sans réformes politique, sociale, économique. Il y a interdépendance des réformes. Une fois plus nous sommes dans le complexus (ce qui est tissé ensemble) : tout est inséparablement lié, et c’est cela qui à la fois serait producteur et produit de la métamorphose.

C’est pourquoi ce qui est demeuré jusqu’à aujourd’hui disjoint dans les esprits, la reforme politique, la réforme économique la réforme sociale d’une part et d’autre part la réforme de l’esprit, la réforme de nos vies, la réforme de l’être doit être absolument lié. Et c’est ici que l’apport de Laurence Baransky nous est si précieux

Il est vrai que la métamorphose serait urgente, mais il est vrai aussi que nous n’en voyons pas les signes précurseurs. Tous les processus actuels nous entraînent vers des catastrophes en chaîne alors qu’il faudrait une régénération en, chaîne. La régression ou peut être pire les désastres sont probables. Mais souvent dans l’histoire l’improbable est advenu plutôt que le probable. Dans l’improbable se trouve l’espérance et celle-ci nous demande d’œuvrer pour l’improbable et nécessaire métamorphose. Nous pourrons remarquer que les linéaments de la métamorphose sont en oeuvre, mais dispersés, inconnus les uns des autres. A nous de contribuer à les relier.

Le monde de la vie nous donne d’innombrables exemples de métamorphoses comme celle de la chenille devenant papillon ou encore celle de l’embryon, devenu fœtus quasi aquatique, se transformant en petit être humain. Ces métamorphoses se répètent, sont quasi “programmées". La métamorphose qui nous attend ou plutôt que nous attendons est et sera unique, singulière. On ne peut discerner avant ce qui sera après. Mais l’après ne sera pas l’avant en gigantesque : il sera nouveau.

Chers et courageux Jacques et Laurence, merci à vous d’être pionnier et pionnière dans l’effort pour sortir de la préhistoire de l’esprit humain et de l’age de fer planétaire. ».

Edgar Morin, 22 août 2006


Edgar Morin est sociologue, philosophe et auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels : La Méthode (tomes I à V). Dernier paru : "L'identité humaine" (Seuil. 2001), "Reliances" (2000), "Terre-Patrie" (1993), " La tête bien faite " (1999).

Le courant de pensée dans lequel s'inscrit cet ouvrage : du Groupe des Dix au CESTA, au GRIT et à Transversales Science Culture : l'histoire d'une pensée vivante en action...
"L'urgence de la Métamorphose. Inscrire notre conscience humaine dans l'aventure de l'univers" (dialogue avec Laurence Baranski, publié en janvier 2007 aux éditions Des idées & des Hommes).
Lire la préface de René Passet.

Découvrir mes "Di@logues Stratégiques" avec Edgar Morin :